Par Thomas Yapo, Expert en commerce au Centre africain pour la politique commerciale, de la CEA.
Les flux de transferts de fonds vers l’Afrique subsaharienne ont atteint 48 milliards de dollars en 2019, mais le véritable total devrait être nettement plus élevé. Cette source durable de financement inconditionnel du développement a un impact positif car elle soutient les communautés en lieu et place d’un État défaillant.
Mais il y a des flux en sens inverse qui sont rarement évoqués. En effet, certains flux, dépassant potentiellement les flux d’investissement et d’aide en volume, sortent illégalement du continent africain. Ces Flux financiers illicites (FFI) affectent négativement l’économie des pays concernés car ils se traduisent par moins d’hôpitaux et d’écoles, moins de routes et de ponts ainsi que moins de policiers sur le terrain.
Que sont les Flux financiers illicites ?
Les FFI sont des transferts de capitaux d’un pays où se sont produites des pratiques répréhensibles commises par un agent économique (individu ou entreprise) peu scrupuleux, vers un autre pays ou une institution financière. Le terme « illicite » est plus large que le terme « illégal ». Le premier terme fait référence à des activités qui ne sont pas considérées comme moralement acceptables. Pour évaluer si les fonds sont dans la catégorie des FFI, il faut considérer la légalité de la source des fonds, la légalité du transfert de fonds et la légalité de l’utilisation des fonds. Les activités des FFI ne sont pas sanctionnées par la loi, la règle ou la coutume. Généralement, elles incluent les transferts financiers transfrontaliers liés à :
- La corruption : lorsqu’un fonctionnaire utilise sa fonction publique à des fins personnelles. Des faveurs indues sont demandées en échange de pots-de-vin. Inutile de dire que la corruption n’est pas un problème spécifique à l’Afrique, mais il est largement admis que l’Afrique a un problème de corruption endémique.
- Le blanchiment d’argent : Lorsque les fonds proviennent d’une source illégale, le propriétaire a tendance à utiliser des protocoles pour masquer leur origine afin de les introduire dans le système économique légal. Ce sont principalement des institutions financières, mais aussi des avocats ou des comptables, qui sont complices de ces actions criminelles, en facilitant les transactions et les transferts et en offrant l’opacité comme refuge contre les poursuites.
- La fausse facturation commerciale pour déplacer de l’argent de manière illicite : Lorsque les opérateurs commerciaux manipulent les factures (falsifient les prix, les quantités ou la qualité des importations ou des exportations) pour dissimuler des richesses ou envoyer de l’argent à l’étranger. La porosité des frontières, le manque de coopération entre les pays et la corruption des douaniers facilitent cette fraude commerciale.
- La fraude fiscale (y compris l’évasion fiscale des entreprises) : Lorsqu’un agent économique dissimule ses revenus ou ne les déclare pas. Cela peut se produire lorsque les autorités fiscales ne disposent pas de ressources adéquates et qu’il existe un vaste secteur informel. Les impôts devraient être payés là où des bénéfices ont été générés, mais certaines entreprises exploitent les lacunes de législations fiscales obsolètes.
Comme les auteurs de ces crimes ne veulent pas exhiber leur train de vie opulent aux citoyens victimes de ces fraudes, ils envoient l’argent à l’extérieur. Ces FFI sont envoyés dans des institutions financières ou convertis en biens immobiliers. Lorsque ces biens mal acquis ne peuvent pas quitter le pays, les auteurs accumulent/construisent des biens immobiliers dans ce même pays. Une fois construits, ces avoirs peuvent fournir un emploi ponctuel aux habitants ou générer des revenus blanchis, mais les Pays en développement ont besoin d’investissements dans des entreprises et non dans du béton. Notez qu’en raison de la crainte du gel des avoirs dans le pays où les comportements criminels se sont produits, les auteurs favorisent les FFI. L’envoi de fonds prouve également le manque de confiance des fraudeurs dans leur propre pays. Quand les gens aiment leur pays, ils ne le volent pas. Les auteurs de FFI sont donc antipatriotiques en plus d’être des criminels.
Quelles sont les causes ?
Compte tenu des niveaux extrêmement élevés de corruption en Afrique, il serait logique d’affirmer que les institutions africaines ont échoué. Le manque de gouvernance permet aux gens de déjouer le système. Parce que les auteurs ont peu confiance dans le système local ou parce qu’ils veulent soustraire la richesse aux regards indiscrets de leurs concitoyens ou d’où elle pourrait être confisquée, ils décident d’envoyer ces fonds. De plus, la faible gouvernance dans les Pays en développement et l’impunité pour un certain type de criminels font de la corruption une option de carrière glorifiée. La corruption impunie ou les conflits d’intérêts flagrants sont devenus la norme parmi les fonctionnaires. Le fait que le système judiciaire soit dirigé à la demande de personnes corrompues et politiquement exposées n’arrange pas les choses.
Quelles sont les conséquences ?
Il existe un consensus général sur le fait que les FFI ont un impact très délétère sur la société africaine :
- Ils privent les pays de l’accès aux ressources financières qui pourraient financer le développement : Ils drainent les capitaux privés et publics nationaux, entravant les efforts du continent pour parvenir à un développement durable. Cela est particulièrement vrai en Afrique, où il existe un grave déficit de financement des infrastructures et des capacités de production.
- Les FFI compromettent l’état de droit : Comme les dirigeants ne donnent pas le bon exemple et que le crime paie, la confiance dans les institutions est ébranlée.
- Les FFI aggravent les conditions macroéconomiques avec pour conséquence indirecte, des choix non rationnels de la part de décideurs corrompus qui entraînent des coûts plus élevés pour le pays.
- Les FFI réduisent les bénéfices de l’activité économique : les Flux financiers illicites ne financent presque jamais l’économie du pays dans lequel ils sont générés.
- Les FFI nuisent au bien-être et augmentent les inégalités dans la société : Le détournement d’argent bloque les opportunités de développement. Les fonds qui traversent les frontières sont les dépenses sociales qui n’auront jamais lieu.
Quelles sont les solutions ?
Les dommages sont-ils trop graves pour être réparés ? Comme la corruption est le principal moteur des FFI, la lutte contre les FFI devrait commencer par des mesures anti-corruption efficaces. Mais dans un système où les principaux contrevenants sont susceptibles d’être les législateurs, quelles incitations ont-ils à agir ? Il est irréaliste de s’attendre à ce qu’une kleptocratie autorégule ses pratiques criminelles ou n’use pas de son influence pour arrêter les politiques anti-IFF. Il n’y a aucune volonté politique de suivre cette voie, seulement un semblant de volontariat qui ne débouche sur aucune action concrète. L’inaction a créé un cercle vicieux où des institutions faibles encouragent les FFI qui sapent encore plus les institutions. Étant donné que les FFI sont transfrontières, une coopération internationale, telle que l’échange d’informations, est nécessaire pour saisir les richesses mal acquises et récupérer les avoirs détournés.
Les criminels financiers font souvent preuve de plus d’ingéniosité et ont toujours une longueur d’avance sur les forces de l’ordre. En réponse, les pays doivent faire preuve d’une ferme volonté d’agir. Ils doivent doter les mesures de lutte contre les FFI de moyens adéquats – par exemple améliorer la capacité d’enquête – pour combattre les FFI. Le retour sur investissement serait financièrement positif et pour le bien-être de la population. Bien sûr, il est toujours plus facile de critiquer que d’agir lorsque les obstacles sont si nombreux.
Mais quand on veut, on peut.
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